Papouasie indonésienne : retour vers l'âge de pierre - Nomadays

Indonésie

Papouasie indonésienne : retour vers l'âge de pierre

29 janv. 2019

En 1992, jeune photographe et fraîchement diplômé d’une des écoles bruxelloises les plus réputées, j’en profite pour étancher ma soif d’aventures photographiques.   Mon tout premier reportage photo est ainsi réalisé en Nouvelle-Guinée occidentale (Indonésie), afin d’immortaliser les rites ancestraux de quelques tribus papoues des hauts plateaux d’Irian Jaya. Ces prises de vues seront alors repérées par la célèbre agence de presse Gamma, qui les diffusera dans le monde entier.

Le texte ci-dessous est une mise à jour de l’article que j’ai rédigé à l’époque pour illustrer la série de photos que l’agence Gamma avait sélectionné.

L’une des dernières terres d’aventure

A l'époque où l'Homme moderne a déjà posé un pied sur la Lune et ses engins spatiaux sur d’autres planètes de la galaxie, il existe encore sur notre bonne vieille Terre quelques endroits préservés par la civilisation occidentale. La Nouvelle-Guinée est effectivement l’une des dernières terres dont certaines zones restent inexplorées et où quelques peuplades papoues vivent toujours à la manière de nos ancêtres de l’Age de la Pierre Polie.   La Nouvelle-Guinée appartient au monde mélanésien et la morphologie générale des Papous, leur couleur de peau noire ou brun sombre, une certaine manière de se comporter, de se mouvoir et de rire rappellent le continent africain. Même la forme des cases et des huttes renvoie à l'Afrique.

L’origine de ces populations demeure mystérieuse. Beaucoup d'historiens estiment toutefois qu'elles arrivèrent par vagues successives du sud-ouest asiatique, des millénaires avant l’ère chrétienne, en progressant toujours vers le sud et l’est pour peupler des terres lointaines au delà même de l'Australie. Il y a les peuples pygmoïdes des montagnes ou des côtes du nord-est, les Polyno-Papouasiens à la peau claire et les Malo-Papouasiens dont l’origine remonte à l'invasion des Proto-Malais. Les traits communs à ces trois entités se caractérisent d'abord par la primauté du groupe sur l’individu, d’où l’appartenance à une famille; puis par un respect absolu des traditions ancestrales et par un conformisme dans la vie quotidienne. L'acte d'originalité ou d'innovation est ainsi considéré comme un non-sens et entraine l’exclusion du groupe. Ce sont là les facteurs essentiels de l'immobilisme de ces sociétés à travers les siècles.  

Bond accéléré vers le futur

  Dans les années cinquante, de nombreuses régions de Papouasie - Nouvelle Guinée (la partie orientale de l'île) étaient encore vierges de toute empreinte de l'Homme blanc, peuplées de tribus irréductibles et guerrières. Mais depuis, la puissance australienne et sa volonté de découverte ont fait progresser la civilisation à marche forcée. En moins de trente ans, ces tribus ont été approchées et "pacifiées", souvent par la force.   L’Irian Jaya, annexée en 1963 par l’Indonésie, reste par contre moins étudiée et il n'existe toujours que très peu de routes* permettant de circuler à l'intérieur du pays. Les déplacements ne s'effectuent en effet que par fleuve ou par avion. Et la civilisation se répand, telle une tâche d'huile, à partir des missions, mais l’influence sur le milieu naturel est quasi nulle. En conséquence, quelques territoires restent encore et toujours inaccessibles.   * Le président indonésien actuel, Joko Widodo, a entrepris, depuis sa prise de fonction en 2014, un vaste programme de construction de routes, qui relient notamment le nord, le centre et le sud de la province papoue.  

Développement du tourisme depuis la fin des années 80

Le développement économique est en outre limité aux régions côtières et à quelques vallées, dont celle que traverse la rivière Baliem, sur les hautes terres de l'ex Irian Jaya. Cette "vallée heureuse" fut découverte en 1937 par Richard Archbold et redécouverte par hasard en 1945, lors de l’atterrissage forcé d'un avion américain. Et, depuis la fin des années 80, le tourisme se développe d'une manière exponentielle dans cette région, comme si les autorités concentraient ici tout ce qu'elles interdisent ailleurs. C'est un tourisme presque exclusivement d'effort physique et de marche à pied, puisqu'il n'existe aucune voie de communication digne de ce nom. Et, il y a à peine une trentaine d'années, nul ne venait à Wamena, l’unique ville de la vallée, s'il n'avait une bonne raison de le faire. Il existe à présent des circuits touristiques et les guides locaux sont en rapport avec des organisateurs de voyages étrangers.  

« Vallée des cannibales »

  Environ 100.000 Dani vivent dans la vallée de la Baliem, encore dénommée "vallée des cannibales". Longue de 72 kilomètres, large d'une trentaine kilomètres et perchée à 1.700 mètres d'altitude, elle n'est toujours accessible que par avion. Parmi les 750 tribus (et autant de dialectes) d’Irian Jaya (qui signifie « l’Irian victorieuse » en indonésien), les Dani sont certainement les plus expérimentés en matière d'agriculture. Ils pratiquent la culture sur brulis, terrassent et irriguent parfaitement leurs champs, protégés par de simples murets de pierres. Ces champs sont souvent accrochés aux flancs abrupts des montagnes, et les pentes sont parfois si rudes que les Papous doivent bécher d'une main et se tenir à la terre de l'autre. La patate douce - une variété sucrée de pomme de terre, le gingembre, le concombre, la canne à sucre et la banane constituent les principales cultures, tandis que le cochon, pratiquement le seul produit d'élevage, revêt à la fois une fonction sacrée et commerciale.   Il est le pivot central de la vie papoue et il est tué en des circonstances particulières, notamment lors de fêtes sociales ou religieuses, lors de mariages ou d'enterrements. Puis il est cuit à l'étouffée dans une fosse creusée, recouverte de couches successives de pierres brûlantes et de feuilles diverses. Il a une importance si grande qu'il est fréquent d'observer une femme allaiter un porcelet en même temps que ses enfants. Le vol d'un cochon est, de plus, l'une des principales raisons de conflit. Et, tout comme le rapt d'une femme, il pouvait donner lieu, il y a encore cinquante ans, à une chasse aux têtes, dont le but était de s'approprier la valeur de l'ennemi, lequel était ensuite mangé. Le cannibalisme a aujourd'hui disparu de la vallée de la Baliem, mais il est possible que des zones d’Irian Jaya insoumises à la civilisation et peuplées des derniers anthropophages subsistent. Elles se situent à la limite des hautes et des basses terres du sud du pays.  

Nature imposante et hostile

Malgré une température qui peut descendre jusqu'a 5°C, les Danis vivent pratiquement nus. Les hommes ne portent qu'un simple étui pénien en coloquinte séchée (koteka en papou) et les femmes ne sont ceintes que de courtes "jupes" en fibres de roseau qui ne dissimulent ni ventres ronds ni seins fripés. Ces hommes et ces femmes vivent au milieu d'une nature hostile, faite de montagnes acérées, de vallées perdues, de rivières tumultueuses, de pluie, de boue, de brouillard, de froid, de falaises, de gouffres gigantesques, de crêtes effilées et de gorges infranchissables.   Et, ramper sous les troncs d'arbres, escalader les amas de rocs glissants de pluie, frôler les précipices, enjamber de multitudes d'obstacles, tel est le lot quotidien des Dani dans cette jungle aux 700 espèces d'oiseaux (dont le fameux Paradisier), silencieuse, humide et froide, où mousses et fougères masquent les trous parmi un fouillis végétal totalement pourri. La boue est omniprésente, gluante... Heureusement que les pieds larges et plats des Papous y accrochent davantage!   Les Danis vivent donc en relation avec cette nature imposante et hostile, dans un espace habitable très chaotique. Le relief accidenté ne favorise pas les échanges et la faible productivité agricole tend à un isolement des villages. Ceux-ci sont protégés par des palissades de bois ménageant une ou deux entrées. Les cases sont construites en rondins équarris, séparées les unes des autres par des espaces de terre battue où courent les cochons. L’entrée des huttes est petite et étroite, à la mesure de leurs habitants. Le terme de "hameau" conviendrait mieux, en fait, à ces villages qui ne sont jamais très grands ni très peuplés.  

Communication avec les vivants

  Et la vie traditionnelle papoue se poursuit souvent en parallèle avec les nouvelles moeurs et croyances apportées par les blancs. Les Danis croient par exemple en la vie éternelle, et surtout que les morts restent en communication avec les vivants. Il n'est donc pas rare de voir, dans certains villages, des ancêtres momifiés par fumage. Et ils utilisent encore outils et armes d'antan, tels les arcs en bois noir et polis, tendus d'une lame de bambou très plate qui est nouée aux extrémités. Les flèches ont des pointes de formes différentes selon l'usage : barbelées, en losange, lancéolées, en trident, et même rondes pour chasser les oiseaux. Sans oublier les haches qui font également la célébrité des Papous. Elles sont composées d'une pointe de pierre taillée et polie, fixée au manche par de la liane défibrée qui a été mouillée lors de la fabrication pour se resserrer en séchant. Les manches sont des morceaux de bois en forme de V aux branches inégales que l'on peut porter sur l'épaule.

Soumission à la civilisation moderne

  En dépit d'une certaine soumission à la civilisation moderne, de gré ou de force, et au hasard des incursions étrangères dans la jungle papoue, seuls les plus jeunes sont réellement influencés par la culture "blanche". Car les plus anciens veulent préserver fièrement ce qu'il leur reste de traditions ancestrales. Et ce d'autant plus qu'ils ont subi, en un peu moins de cinquante ans, un énorme choc psychologique en effectuant un terrible bond dans le futur. Et c'est certainement l'apparition du Dieu Argent qui les a le plus déboussolés : la frénésie de cupidité des Papous leur fait à présent monnayer tout ce qui peut l'être, et cette frénésie est d'autant plus grande que ces hommes sont écartelés entre leur ancienne culture et celle venue d'Occident. En Papouasie - Nouvelle Guinée, plus indépendante, on assiste à une délinquance qui n'épargne ni les villes ni les campagnes, terrorisées par de nombreuses bandes de voyous.   Bien sûr, certains Papous d'Irian Jaya se sont rebellés contre cette inquisition en tentant de chasser tout Etranger de leurs terres. Et le départ des Australiens en 1975, laissant la Papouasie Nouvelle-Guinée libre et indépendante, a revitalisé leur détermination. Beaucoup voulurent effectivement profiter de l'occasion pour créer un état papou unique, en réunissant les deux territoires au même univers culturel et à la même entité géographique, mais le gouvernement indonésien ne l'entendit pas de cette oreille. C'est ainsi que naquit I'OPM, le mouvement indépendantiste papou, dont les rescapés durent se réfugier dans les zones les plus inhospitalières et les plus incontrôlées du pays, après qu'un grand nombre de partisans fut exterminé par les bombes au napalm ces dernières années.  

Anéantissement culturel

  Anéantis culturellement et socialement, les Papous ne sont plus l’ombre que d’eux-mêmes. Ils restent amorphes face à l’envahissement progressif de leurs territoires par les colons indonésiens, mus par une politique inévitable de modernisation. Tels des animaux dans une immense cage sans barreaux, ils sont juste bons à divertir les voyageurs, et poussent leur dernier cri de détresse, en sachant qu’ils ne pourront rien tant qu’ils n’auront que lances, arcs et flèches à opposer aux redoutables missiles air-sol de l’aviation indonésienne.

Et, au détriment de la nature et de la population indigène, les plans de prospections minières et pétrolières restent en cours de réalisation, même si des organisations telles que Survival International ont su mettre quelques bâtons dans les roues de l’administration indonésienne. Bref, les Papous doivent se soumettre aux nouvelles normes de vie ou disparaître.   Ce peuple, sur qui le Temps ne semble avoir aucune influence, meurt. Il agonise et pratiquement personne ne s'en soucie. L'Occident n'a pas le temps de s'occuper du sort des Papous. Le passé n'est plus d'actualité. Malheureusement, un peuple meurt, unique gardien de la mémoire du Temps.   Tentons de préserver cette mémoire.   Dominic CLARISSE