La Tumba Francesa est une tradition artistique méconnue du grand public, mais d’une richesse exceptionnelle. Entre héritage africain, influences haïtiennes et formes de danses européennes, elle incarne un pan vital de l’identité culturelle de l’est cubain. À la croisée des rythmes, des langues et des mémoires, elle perpétue une histoire de résistance, de créativité et de transmission.
La Tumba Francesa, littéralement “tambour français”, est l’une des plus anciennes expressions de la musique et de la danse à Cuba. Elle prend racine à la fin du XVIIIe siècle, lorsque près de 30 000 colons français fuient la Révolution haïtienne de 1791. Ils arrivent dans l’est de Cuba, principalement à Santiago de Cuba, Guantánamo, Holguín, mais aussi dans le centre de l’île (Matanzas, Cienfuegos), accompagnés de leurs esclaves africains, notamment originaires du Dahomey.
Ces esclaves, souvent domestiques et familiers des danses de bal européennes, ont apporté avec eux leurs rituels, chants et tambours. En se mêlant aux traditions françaises, notamment les contredanses, rigodons, menuets, et à la langue créole de Saint-Domingue, ils ont donné naissance à une forme artistique hybride ; la Tumba Francesa.
Après l’abolition de l’esclavage à Cuba en 1886, de nombreuses personnes affranchies s’installent en ville et créent des sociétés de Rumba Francesa, similaires aux cabildos africains (structures d’entraide communautaire). Ces sociétés ont prospéré à la fin du XIXe siècle. Trois d’entre elles subsistent aujourd’hui, dont la plus ancienne est la Société Lafayette, fondée en 1862 en hommage au général français.
La Tumba Francesa incarne la fusion :
Même si son nom évoque la France, et son origine Haïti, la Tumba Francesa est aujourd’hui un symbole authentique de la culture afro-cubaine, un pont vivant entre trois continents - Afrique, Europe et Amérique.
En outre, les premières représentations avaient lieu dans des séchoirs à café, transformés en scènes éphémères. On y élisait symboliquement un “roi” et une “reine”, tandis qu’un “caneman” ou un “mayor de plaza” dirigeait les danses.
Chaque représentation de Tumba Francesa est une œuvre collective réunissant :
Les spectacles suivent une structure codifiée, alternant moments improvisés et séquences ritualisées. Ils peuvent durer toute la nuit, enchaînant chants et danses d’environ 30 minutes chacune.
Les musiciens utilisent exclusivement des instruments de percussion, tous hérités des traditions africaines :
Le tout forme un ensemble à la rythmique répétitive et entraînante, propice à la danse.
Le chant est interprété en créole haïtien, en espagnol ou en patois français. Le composé entonne un solo d’ouverture, auquel répond un chœur de chanteuses appelé tumberas. Les thèmes abordés varient : quotidien, résistance, spiritualité ou commentaires sociaux. La forme vocale suit la structure appel-réponse, typique des musiques afro-diasporiques.
Danse d’ouverture, le masón est une parodie codifiée des danses de salon françaises. Les couples exécutent des figures élégantes - quadrilles, ponts, carrousels, rondes - en glissant sur le sol sans lever les pieds. Chaque enchaînement est dirigé par un sifflet du mayor de plaza.
Voici quelques figures emblématiques :
Plus libre et rythmé, le yubá met en valeur la spontanéité et l’héritage africain. Des danseurs, en couple ou en solo, évoluent au centre d’un cercle. Le rythme s’intensifie grâce aux tambours, et les pas deviennent plus rapides.
Considéré comme l’apothéose du yubá, le frenté est une danse masculine acrobatique, construite sur un duel entre le danseur et le joueur de tambour principal. Le soliste improvisant ses pas se voit honorer par des foulards noués sur son corps par les spectateurs.
Les costumes font partie intégrante de la performance :
Ces tenues renforcent la dualité culturelle de la tradition, entre élégance européenne et force symbolique africaine.
La Tumba Francesa demeure une tradition afro-cubaine vivante mais peu documentée, transmise avant tout par voie orale et à travers la performance collective. Malgré sa richesse culturelle et musicale, peu d’enregistrements en témoignent. Parmi les rares archives existantes figure le volume VII de l’Anthologie de la musique afro-cubaine, réalisé en 1976 par Danilo Orozco. Cet enregistrement présente plusieurs versions des toques masón et yubá, véritables piliers rythmiques de cette musique.
D’autres enregistrements, produits notamment par le label Soul Jazz Records, ont combiné à préserver la mémoire sonore de cet art métissé. Ces documents restent essentiels pour comprendre la complexité percussive et la dimension symbolique de la Tumba Francesa.
Aujourd’hui encore, cette tradition se perpétue dans les quartiers populaires de l’est de Cuba, en particulier lors des carnavals et fêtes communautaires. Portés par les descendants d’esclaves haïtiens, la Tumba Francesa incarne la fierté d’un héritage afro-haïtien profondément enraciné dans l’identité cubaine.
Si des centaines de sociétés de Tumba Francesa existaient au XIXe siècle, seules trois ont survécu jusqu’à nos jours, conservant avec ferveur cette tradition culturelle. Ces sociétés ne sont pas de simples ensembles artistiques : elles jouent un rôle communautaire fondamental, transmettant chants, danses, toques et récits historiques de génération en génération.
Voici les 3 sociétés encore actives aujourd’hui :
Ces sociétés de Tumba Francesa trouvent leurs origines dans les anciennes plantations de café établies par les colons français entre la fin du XVIIIe et le début du XIXe siècle. Aujourd’hui encore, leurs membres portent souvent des noms d’origine française et veillent à maintenir vivante cette tradition séculaire, en adaptant parfois les toques à des formes scéniques modernes sans jamais en altérer l’authenticité.
En 2003, la Tumba Francesa La Caridad de Oriente a été proclamée Chef-d’œuvre du patrimoine oral et immatériel de l’humanité par l’UNESCO. Elle a été par la suite inscrite officiellement sur la Liste représentative du patrimoine culturel immatériel de l’humanité en 2008. Ces distinctions mettent en lumière la valeur historique, identitaire et artistique de cette tradition afro-cubaine.
La Tumba Francesa est également lauréate du Prix National de la Culture Communautaire de Cuba, récompensant son rôle social et son ancrage populaire. Elle fait aujourd’hui partie du projet “La Route de l’Esclave - Cuba”, coordonné par le Conseil national du patrimoine culturel à La Havane, qui œuvre à la préservation et à la transmission de ce patrimoine vivant.
Le meilleur endroit pour assister à une représentation reste Santiago de Cuba, particulièrement lors du Festival del Caribe ou à l’occasion de cérémonies spéciales organisées dans les quartiers historiques.
Des musées comme la Casa de la Tumba Francesa à Santiago permettent aussi d’explorer cette tradition à travers des archives, des costumes, des instruments et parfois des démonstrations.